Être réunis ici aux côtés d’Annie nous impressionne. Parce qu’elle nous quitte, bien sûr, mais aussi parce que cette grande petite femme était impressionnante.

De sa vie, je ne connais que les bribes qu’elle m’en a racontées, et n’étant pas de ses intimes, je n’oserai me croire propre à en retracer la romanesque histoire.

Celle d’une femme-siècle, née avec la Première Guerre Mondiale, ayant traversé la Seconde dans les plus grands périls, entrant en résistance avec l’intrépidité de son jeune âge et de sa splendeur effrontée. Femme-siècle, Annie a agi dans son siècle, l’a pensé, et a donné aux autres, par ses écrits et par son enseignement, sinon le moyen, du moins l’envie d’en faire autant.

C’est de cet enseignement que je voudrais ici dire quelques mots, moi qui ne fus pas de ses plus proches amis, mais qui suis, assurément, de ses disciples.

 

Je la connaissais avant de l’avoir vue, par la découverte de Lire le théâtre que m’avait recommandé mon professeur de Lettres en hypokhâgne. Mon rapport au théâtre en a été changé.

Celui de générations d’élèves aussi, car il est sans doute peu de cas, dans l’histoire de l’éducation en Lettres et Sciences Humaines, de l’appropriation aussi rapide, par l’enseignement secondaire, d’une découverte universitaire.

Appropriation peut-être même trop fulgurante. Car de même que Gérard Genette, dans ses derniers ouvrages, regrette l’usage par trop systématique qui a pu être fait de ses catégories narratologiques, de même Annie finissait-elle par regretter le dévoiement par les demi-habiles de la sémiotique théâtrale en une grille de lecture, ce qu’assurément elle n’était pas.

Ceux qui, comme moi, ont été ses étudiants, savent au contraire à quel point la méthode qu’elle a mise au point ouvre la signification des textes au lieu de la fixer. Ils savent aussi qu’elle ne réduisait pas le plaisir du théâtre au décryptage des signes, ni à la dialectique du texte et de la représentation, mais combien elle était sensible, dans l’expérience théâtrale, à ce que Vigny appelait « la machine d’un soir », à l’instant sacré de l’événement qui advient, au trouble suscité par la présence ineffable du corps de l’acteur, bref, à ce plaisir non sémiotisable auquel elle consacre le dernier chapitre de L’Ecole du spectateur.

Ses cours, à Paris III, étaient une fête de l’esprit. A l’époque où je les ai suivis, dans les années 80, elle arrivait les mains dans les poches, et je soupçonne que quelques minutes avant leur début, elle ne savait pas plus que nous de quoi elle y parlerait, tant étaient profond le puits de sa science, et fulgurante sa capacité d’improvisation.

Puis j’ai lu Le Roi et le bouffon, et ses recherches sur le théâtre romantique, Hugo, Dumas, Gautier, et le mélodrame. Elles ont largement contribué, en un temps où le romantisme au théâtre, et peut-être même le romantisme tout court, était encore éminemment suspect auprès des doctes, à lui donner la place qu’on lui reconnaît aujourd’hui comme un maillon essentiel dans l’histoire du théâtre populaire, place dont Vilar avait eu l’intuition, lui qui disait vouloir afficher « Vive Victor Hugo » au fronton du T.N.P.

Bien au-delà de l’histoire et de l’esthétique du théâtre, bien au-delà des études hugoliennes, bien au-delà du romantisme, curieuse de toutes les sciences humaines, et de maintes littératures étrangères, infatigable voyageuse, professeur invitée aux quatre coins du monde, elle impressionnait par son immense savoir.

Savoir qu’elle avait gai.

Et qu’elle tenait avant toute chose à partager. C’est pourquoi elle aimait à se définir comme un « pédagogue », et rien de plus. En quoi elle péchait par excès de modestie. Quoique… c’est aussi une noble figure de théâtre que celle du pédagogue. C’est lui qui, dans l’Electre de Sophocle, mène Oreste à l’âge d’homme.

Comme pédagogue, Annie ne nous a pas seulement transmis une partie de son savoir, et donné l’exemple d’une pensée audacieuse, toujours en mouvement ; elle était aussi attentionnée pour ses élèves.

Non qu’elle les suivît de très près, ni qu’elle leur prodiguât d’abondants conseils. Mais elle nous considérait avec affection, et ne ménageait pas ses encouragements. D’autres que moi, ici, qui furent ses thésards, ont sans doute le souvenir des visites doctorales chez elle rue Gazan : elle y parlait de ses voyages, de ses conférences au Brésil, de ses trekkings en Inde, des mille et unes façons de préparer le thé de par le monde, de l’authentique recette du canard à l’orange, de la vie affective, artistique et spirituelle de ses chats…, mais pas de la thèse. Et au bout de deux heures, nous donnait rendez-vous à l’année suivante. Sur le pas de la porte, tandis qu’on attendait l’ascenseur, elle nous pressait de finir, et de soutenir, faisant planer la menace de sa mort prochaine. Et cela se passait il y a déjà vingt ans.

Mais la pédagogie, elle en connaissait aussi les limites, qu’elle traçait d’une formule définitive : « On ne peut pas donner à boire à un âne qui n’a pas soif ». Formule certes peu conforme au credo des sciences de l’éducation, dont elle n’avait cure. 

Car, comme on dit, elle n’avait pas sa langue dans sa poche.

Ce qui, ajouté à son sens de la formule, la rendait redoutable.

Quand Annie commençait par dire : « Vous avez mille fois raison » : cela annonçait que, d’un autre côté, et sans doute pas le moindre, on avait tort.

En colloque, ou au séminaire du groupe Hugo à Paris VII, qu’elle adorait, Annie n’était pas sage pendant que ses petits camarades parlaient. Comme un potache, elle griffonnait à son voisin des petits mots, vachards parfois, sur l’orateur. Qui osera lui jeter la pierre ?

Elle pouvait être rosse, autant qu’elle était coquette.

Annie coupait la parole à François.

François coupait la parole à Annie.

Annie ne se laissait pas faire. Au Festival d’Avignon, je l’ai vue plusieurs fois, n’ayant pas pu avoir de places, protester au contrôle avec véhémence et opiniâtreté, et elle finissait toujours par en obtenir deux, même quand c’était complet.

Annie était imprévisible.

Il y a huit ans, Guy Rosa s’en souvient, montant avec ses camarades de Cerisy le raidillon qui mène à Hauteville House – la maison de Hugo à Guernesey –, et refusant obstinément, après plusieurs sollicitations, qu’on porte son baluchon, Annie disait : « Plus on est vieux, moins on doit se plaindre. »

Annie disait aussi, quels que fussent leurs âges, leurs sexes, et leur appariement : « Les amoureux ont besoin d’amis ». Et les invitait à sa table.

 

Ces maximes, qu’elle ne dira plus, étaient à son image : belles, audacieuses, insolentes, et reconnaissantes à la vie.

 

Florence NAUGRETTE

lu au cimetière du Père Lachaise, 3 novembre 2010